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Un Grog, ça coule comme de l'eau de source

Pour chaque serrure il y a un voleur

Par Loris Gianadda

Rubrique : Analyses
Date : 27 janvier 2010

- "La porte est fermée. Popol le voleur doit faire son jet de crochetage..."
- "23, réussi de 5 ! Y'a quoi derrière la porte ?"

Aucune aventure, aucun jeu qui n'aie sa compétence « crochetage », quelle que soit la période du jeu. A tel point que c'est une sorte de cliché récurrent de l’enquête dans le jeu de rôles, un facteur de suspense inhérent à la forme. Dans les donjons, le voleur ouvre les portes et protège ses camarades des éventuels pièges. Dans les villes, les détectives (sous licence ou non) ouvrent portes et coffres pour faire avancer l’intrigue. Mais que recouvre, au final, cette compétence ? Quelle est la réalité du crochetage ?

Le besoin de fermer un local ou un volume afin d’être le seul à pouvoir l’ouvrir a toujours existé, et les serrures existent depuis l’antiquité, voire le néolithique pour les plus rustiques. Elles ont évolué au gré des besoins, à mesure que les voleurs apprenaient à les déjouer. Le principe de base du crochetage est d’utiliser les défauts inhérents à la technologie utilisée pour les déjouer. Et le serrurier de comprendre comment sa serrure a été déjouée pour s’améliorer la fois suivante, en gardant à l’esprit le problème de la rentabilité. La qualité de la serrure est donc proportionnelle à la valeur des choses qu’elle protège.

Les premières serrures étaient simples : une cheville ferme la serrure, et la clef est un levier qui va pouvoir soulever spécifiquement la cheville.

Avec l’amélioration de la technique, le nombre de chevilles a simplement augmenté. On comprend que le crocheteur n’éprouve pas énormément de difficultés : avec un crochet, il lui suffit de décoincer les chevilles une à une. Les voleurs eurent donc la vie facile jusqu’à l’antiquité romaine, où fut inventé la serrure à garnitures.

Ben me v'la garni...

Une serrure à garnitures est une serrure où la clef fait tourner une crémaillère qui va verrouiller la porte, là où avant c’était un levier pour faire « sauter » les chevilles. On la dit « à garnitures » car des lamelles métalliques empêchent les clefs qui n’auraient pas la bonne forme d’effectuer le parcours dans la serrure. Ce sont les garnitures.

La technique pour ouvrir ce genre de serrures est la re-fabrication de la clef, mais de manière simple. En effet, la plupart des garnitures sont au final décoratives, il suffit juste d’arriver à atteindre le mécanisme et de le faire tourner. Le voleur va donc faire rentrer un fil de fer un peu rigide tester la position des gorges, sortir son fil de fer, le tordre pour passer les garnitures et recommencer jusqu’à ce que toutes les difficultés aient été aplanies. C’est un peu long, mais ça se fait. L’autre technique, plus longue mais qui fournit une clef à long terme, est d’avoir une clef « vierge ». On la rentre, on tourne en forçant un peu, on la sort. Sur le métal sont apparues des encoches indiquant la position des garnitures. Le voleur lime sa clef vierge jusqu’à avoir une clef fonctionnelle. C’est long, mais mieux à long terme puisqu’on détient alors une copie de la clef…

... et pris à la gorge !

Ces serrures-là vont représenter le must de la technologie jusqu’au XVIIIe siècle environ. C’est alors qu’on invente la serrure à gorges. Dans la serrure à gorges, la clef, en tournant, déplace de petites plaquettes métalliques comportant une encoche. Sur la barre bloquant la serrure, il y a un plot qui doit, pour que la barre puisse se déplacer, être aligné avec les encoches des petites plaquettes métalliques. Si les plaquettes n’ont pas été correctement alignées, alors la barre ne peut pas bouger. L’encoche est appelé une « gorge ». Le voleur commence alors à avoir plus de mal, puisqu’il faut au voleur faire tourner le mécanisme tout en tâtant la position de chaque gorge, une par une jusqu’à les avoir toutes passées. Les possibilités limitées du format de la clef limitent malheureusement la difficulté à passer le système. Il faudra attendre le XIXè siècle pour augmenter sérieusement les difficultés avec une sorte de piège : si la gorge est poussée trop loin, alors la serrure se bloque en position fermée. Mais un serrurier du nom de Hobbes arrivera à crocheter ce type de serrure en 1851 avec un outil spécialisé, un « crochet de Hobbes »... En fait, ce crochet (qui se fabrique avec un tube en métal et un bout de fil de fer) permet de tâter plus finement le système interne. Les serrures à gorges simples peuvent cependant être passées avec des jeux de clefs dits "Trousseaux de St Pierre" qui tentent de couvrir une majorité de combinaisons ou alors avec des clefs "molles", qui vont se déformer pour correspondre à la combinaison gagnante...

Ça s'goupille mal c't'affaire !

En parallèle de ces serrures sont apparues les serrures à goupilles. L’idée est que le système ne peut pas tourner tant que des goupilles internes n’ont pas été soulevées à la bonne hauteur. L’idée a été conçue en Égypte antique mais il faut attendre 1860 avant que le système actuel ne soit généralisé. Ces serrures représentent la majorité des systèmes actuels. On les retrouve sur les cadenas, les voitures, les portes de maison, les boîtes aux lettres etc. jusqu’à l’invention de versions plus complexes du même système et des serrures électroniques. Bref, c’est la serrure du quidam. Cette serrure comporte une partie mobile cylindrique, que la clef va faire tourner, entraînant par crémaillère la barre qui bloque la porte. Ce qui empêche le cylindre de tourner tel un verrou, c’est une série de petites goupilles métalliques sur ressort qui traversent à la fois le cadre du cylindre et le cylindre. Ces goupilles sont sur ressort afin de les bloquer en position fermée tant que la clef n’est pas présentée.

Le rôle de la clef (et la raison de son profil en dents de scie), c’est de soulever chaque goupille à la bonne hauteur. Chaque goupille étant coupée en deux, la clef la soulève à la hauteur suffisante pour que la coupure soit au bord du cylindre. Quand toutes les coupures sont alignées avec ce bord, alors le cylindre peut tourner et ouvrir la porte.

Il y a plusieurs moyens d’ouvrir ce genre de serrures, et la difficulté de les ouvrir ne représente en général que du temps en plus à y passer. La principale est donc le crochetage. Cela consiste à faire tourner le cylindre légèrement, jusqu’à ce qu’une des goupilles le coince (ça se joue sur du dixième de millimètre). Le crocheteur soulève alors cette goupille jusqu’à lui procurer le bon alignement.

 

 

La serrure tourne légèrement à nouveau et une deuxième goupille se coince. L’opération est alors répétée pour chaque goupille. Sans protections supplémentaires, le crochetage se compte en dizaines de secondes et ne laisse aucune trace sur la serrure.

 

Pour augmenter la protection de ces serrures, tout un tas de système ont existé. Les plus courants, cependant, sont les goupilles de tailles inférieures à la glissière qui les accueille, augmentant le jeu, ainsi que les goupilles "champignon" ou "rainurées", qui se bloquent en position fermée si on les crochète à la va-vite. Ceci dit, un crocheteur exercé ne s'y trompe pas et les ouvre aussi vite que les goupilles normales.

À noter une variante de serrure à goupille et à gorge, la serrure à paillettes : la clef est introduite dans une série de plaquettes trouées. La forme de la clef fait coulisser ces plaquettes de manières à ce qu'elles ne gènent plus la rotation. Les principes de crochetages sont les mêmes, en plus facile, que les serrures à goupilles. C'est le genre de serrures qu'on trouve sur les placards quelconques dans les entreprises et sur les boîtes aux lettres.

Et à part faire du crochet comme mémé ?

Il existe des méthodes moins subtiles et assez efficaces sur nombre de serrures : la bumpkey et le pick-gun, qui fonctionnent sur le même principe. Une bumpkey est une clef standard dont les encoches auraient toutes été limées à la côte maximum, alors qu’un pick-gun est juste une baguette en métal avec un système permettant de lui donner une impulsion vers le haut. Le principe de crochetage utilisé est alors celui de la transmission des chocs élastiques : au billard, quand vous avez deux boules qui se touchent, si vous tapez dans la première boule avec la blanche, le choc est transmis à la seconde boule, qui est la seule à partir, la première restant sur place. C’est l’idée : avec la bumpkey et un maillet, ou le pick-gun, le voleur tape toutes les goupilles d’un coup. Le choc est transmis et seule la partie supérieure se soulève, pour toutes les goupilles en même temps, permettant de tourner la clef… Temps pris par l’opération : quelques secondes.

Si on revient à l’utilisation en jeu de rôles, on s’aperçoit donc qu’il faut attendre le XVIIIe siècle avant d’avoir une serrure posant une quelconque difficulté à son crocheteur, et encore, pas énormément. Dans le donjon, le voleur peut perdre du temps, mais ce sont plus les pièges dans les serrures (dites « à secret ») qui mettent en danger son flair. Le reste, il va l’ouvrir rien qu’en le regardant. En fait, le regard n’y est que pour peu de choses, la compétence résidant dans le toucher, l’ouïe et la capacité à se représenter intérieurement ce qui se produit dans la serrure en fonction des informations recueillies par ces deux sens.

À partir du XIXe siècle, on commence à avoir des serrures sérieuses, mais pour les serrures protégeant tout ce qui n’est pas un coffre fort, c’est la fin du XXe siècle qui amènera des choses qui ne sont pas ouvertes en quelques secondes avec une paire de trombones (l’un pour faire crochet, l’autre pour faire tourner le cylindre).

Au-delà du crochetage, un serrurier a la possibilité de refaire la clef avec la même technique que celle décrite pour les serrures garnitures. Il y a aussi le fait de passer outre la serrure. Par exemple certains cadenas ont un système de sécurité au fond de la serrure, qui permet à celui qui aurait perdu ses clefs de l’ouvrir quand même en glissant un crochet au fond. Les portes d’issues de secours peuvent, par exemple, être ouvertes depuis le mauvais côté en glissant un bout de plastique souple mais solide dans la rainure de la porte (une photo de votre humérus lors de votre dernière radiologie fait parfaitement l’affaire). Non, pas la carte de crédit. C'est ce qui s'appelle passer outre la serrure ("bypass").

Puisqu'on en parle, pour crocheter une serrure (à goupilles, le truc courant donc, mais c'est valable pour les serrures à paillettes et cylindriques), le matériel à avoir est un outil permettant de faire tourner le cylindre de la serrure (torseur), et un outil permettant d'aller appuyer sur chaque goupille (crochet). Il est envisageable d'aller les faire une par une avec un crochet standard mais aussi de racler toutes les goupilles rapidement pour les bloquer vite fait bien fait en position ouverte. Ca va plus vite, mais ce n'est pas systématiquement viable. Certains crochets sont donc dédiés à certaines techniques. Un voleur médiéval aura sur lui du fil de fer, une pince. Un voleur du XIXe siècle commencera à posséder un trousseau de St Pierre ainsi que des crochets. Il aura aussi divers modèles de crochets de Hobbes, des clefs molles. A partir du XXe siècle, s'ajoutent au kit des bumpkeys ou un pick gun, des clefs "vierges", un parapluie (outil pour crocheter les serrures cylindriques de cadenas type ordinateur portable, scooter, etc.), une radiographie pour ouvrir les portes de secours, etc. Le voleur du XXe siècle, lui, va devoir en plus se consacrer à l'électronique, mais le mieux est encore d'améliorer ses compétences sociales pour demander gentiment qu'on vous ouvre la porte...

C'est vrai tous ces mensonges ?

Notez quand même que toutes ces techniques demandent du temps, de savoir ce que l’on fait et parfois du matériel. Les cambrioleurs ne s’embarrassent pas de cela : ils percent la serrure ou la forcent au pied-de-biche. Le crochetage, c’est le plus souvent dans les films. Plus rapide encore, bien plus efficace et moins risqué : obtenir un double de la clef en jouant des affinités sociales avec le fabriquant de la serrure ou le possesseur des clefs.

Dans un jeu de rôles, donc, la compétence crochetage représente surtout la connaissance qu'a le voleur du type de mécanisme auquel il est confronté. À partir de là, c'est le temps qu'il va y passer et, éventuellement, s’il a le matériel adéquat par rapport à la serrure. Mais, si le temps n’est pas un facteur et qu’il a le matériel adéquat, alors la serrure s’ouvrira sans peine…

Et comme précisé plus haut, les voleurs d’un univers médiéval-fantastique n’ont pas grand-chose à craindre des serrures… Elles sont d'une simplicité confondante sauf, bien évidemment, si elles sont piégées. Le prix d’une telle serrure étant extrêmement élevé et avec peu de garanties, au final, quant à la sécurité. Ces serrures sont le plus souvent des ouvrages d'art uniques, d'un coût phénoménal. Les seules créées dans la réalité le furent à titre d'exercice ou de chef d'œuvre compagnon, même si dans un monde médiéval-fantastique tout peut arriver... Les serrures de protection réelles n'ont pas ce genre de fioritures et n'arrivent que très récemment : des système où la serrure se bloque définitivement si elle a été forcée (pièces qui fondent à la chaleur, systèmes qui se bloquent si perçage, etc). Sans parler des serrures modernes qui détruisent le contenu si on les force ou les crochète mal : marquage de billets, par exemple.

Bon, ben on va y aller dans la subtilité dite "Conan"...

Bien sûr, le crochetage ne s'intéresse qu'à ceux qui veulent rentrer discrètement, sans effraction et sans traces. Forcer la serrure en la perçant (perceuse sur batterie), en la cassant (marteau, burin, azote liquide, épaule) ou en la découpant (chalumeau, meuleuse) sont d'autres techniques qui n'ont pas leur place ici. Notez toutefois qu'ouvrir une porte d'un coup de pied ne marche que dans les films, à moins qu'elle ne soit déjà ouverte ou vermoulue. Et encore...

Et qu'est-ce qu'on gagne ?

Du point de vue de la loi contemporaine, il faut savoir que l’on peut trouver des manuels de crochetage en librairie, et acheter le matériel adéquat sur Internet à vil prix. Certains considèrent cela comme un sport, et ce n’est pas sans rappeler le hacking (les principes sont au final les mêmes). La seule chose interdite c’est de s’en servir sur des serrures des autres, et la loi française ne badine pas avec ça, elle qui dit dans son code pénal :

Art 132-73 L'effraction consiste dans le forcement, la dégradation ou
la destruction de tout dispositif de fermeture ou de toute espèce de
clôture. Est assimilé à l'effraction l'usage de fausses clefs, de
clefs indûment obtenues ou de tout instrument pouvant être
frauduleusement employé pour actionner un dispositif de fermeture sans
le forcer ni le dégrader.


Art. 311-4 Le vol est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75000
euros d'amende :
(...)
6º Lorsqu'il est commis dans un local d'habitation ou dans un lieu
utilisé ou destiné à l'entrepôt de fonds, valeurs, marchandises ou
matériels, en pénétrant dans les lieux par ruse, effraction ou
escalade ;
(...)
8º Lorsqu'il est précédé, accompagné ou suivi d'un acte de
destruction, dégradation ou détérioration ;
(...)
Les peines sont portées à sept ans d'emprisonnement et à 100000
euros d'amende lorsque le vol est commis dans deux des circonstances
prévues par le présent article. Elles sont portées à dix ans
d'emprisonnement et à 150000 euros d'amende lorsque le vol est commis
dans trois de ces circonstances.


Art. 311-13 La tentative des délits prévus au présent chapitre est
punie des mêmes peines.


Pour approfondir le sujet :
http://www.ssdev.org/lockpicking/MIT_F/crochetage.html (le MIT Guide
to Lockpicking)
http://www.lockpickingfrance.org (site de crocheteurs "sportifs")