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Jeux de Rôle, les Forges de la Fiction

Par Hervé

Rubrique : Interviews
Date : 25 mars 2007

Ce jeudi 22 mars 2007, est sorti un livre de sociologie sur notre loisir : "Jeux de rôle : Les forges de la fiction". Paru chez CNRS Editions, avec une couverture de Benjamin Carré, ce livre propose de décortiquer le jeu de rôle pour le faire comprendre à des non-rôlistes. Son auteur, Olivier Caïra, fait en effet ce constat : le monde du jeu de rôle souffre de l'indifférence actuelle des sciences humaines et des médias. Persuadé que le jeu de rôle a un message intéressant à adresser à la société, Olivier a donc cherché à combler une partie de ce vide.

Jeux de Rôle, les forges de la fiction

Loin des réflexions "à chaud" ou des analyses raccourcies offertes par la télévision, "Jeux de rôle ? Les forges de la fiction" propose une véritable dissection de notre loisir notamment dans le fonctionnement et la structuration d'une partie. Au final c'est un ouvrage de 312 pages que nous propose Olivier Caïra, dont les références sont les suivantes :

Jeux de Rôle, les forges de la fiction
par Olivier Caïra
CNRS éditions (mars 2007)
ISBN : 978-2-271-06497-4

Place à l'entretien avec son auteur :

Q - Bonjour Olivier. Avant de faire de la sociologie, tu es d'abord un rôliste toi-même. Pourrais-tu présenter ton parcours, passé et actuel ? Tes jeux préférés, ton rythme de parties, tes autres centres d'intérêt ?

Olivier - J'ai découvert le jeu de rôle à l'âge de douze ans, grâce à des amis un peu plus âgés qui jouaient à D&D. Etant très jeune et souvent cantonné au rôle de guerrier préposé au massacre, j'ai failli arrêter. Puis nous avons acheté l'Appel de Cthulhu, Paranoïa et MEGA, avec lequel j'ai fait mes premiers pas de meneur de jeu ("Cauchemar en bleu à Mortepierre" de Didier Guiserix). J'ai écrit très tôt mes premiers scénarios, pour la plupart injouables.

Je dois mes meilleurs souvenirs de jeu à Château Falkenstein, INS/MV, l'Appel de Cthulhu, Paranoïa et MEGA. Parmi les jeux récents, j'ai une grosse tendresse pour Dying Earth et son système de jeu fondé sur la richesse verbale. Ensuite, il y a des jeux dont l'univers m'intéresse moins, mais où ce sont les MJ et les groupes qui font tout : j'ai fait de belles campagnes à D&D, plusieurs bonnes soirées de Stormbringer, de Shadowrun et de Vampire. Enfin, j'aime beaucoup les univers et les systèmes créés par des amis, ainsi que des parties plus expérimentales de temps en temps. Comme bon nombre de rôlistes trentenaires, j'achète des jeux sans savoir si je pourrai les utiliser un jour, pour le simple plaisir de la lecture. J'ai envie de me lancer sur COPS, L5A, Arkeos, RétroFutur... mais avec cinq campagnes déjà lancées et peu de soirées de jeu, il faut remettre ça à plus tard.

Ces derniers temps, je suis "tombé" à six ou huit parties par an, car notre groupe régulier arrive à un âge où les agendas sont assez touffus (beaucoup de naissances, de voyages, de copies à corriger...). Pas de "pros" du jeu de rôle dans l'équipe, mais des rôlistes qui pratiquent et qui inventent des jeux depuis une quinzaine d'années, sans s'enfermer dans des rôles ni dans des genres stéréotypés : ils sont toujours preneurs d'une nouvelle expérience. Je joue aussi parfois avec des amis de lycée qui restent demandeurs mais qui ne jouent plus de leur côté, et dans des soirées d'initiation pure, comme j'ai pu en décrire dans le livre.

Avec trois jeunes enfants, j'essaie d'avoir des loisirs compatibles avec les leurs, donc beaucoup de parties de Pique-Plume, de Stupide Vautour ou de backgammon.

Je tente de bâtir une sociologie comparative des expériences de la fiction, ce qui est à la fois un travail universitaire et une large palette de loisirs (jeux de plateau, jeu vidéo, cinéma, littérature, séries TV, bande dessinée...).

Avec mes étudiants en DUT et l'équipe de la boutique Cellules Grises d'Evry, nous avons relancé les "Rendez-vous des jeux de l'esprit", qui ont attiré cette année 22 exposants dans tout le centre commercial Evry 2. Je suis convaincu que les jeux et les éditeurs innovants doivent aller au devant du grand public grâce à ce genre d'événements. Je travaille également pour l'IUT avec l'Etablissement Français du Sang sur des campagnes de don en université.

Le cinéma hollywoodien me passionne aussi. J'ai publié mon premier livre "Hollywood face à la censure" en 2005, et j'aimerais en écrire un sur la période 1990-2001, lorsque les Etats-Unis n'avaient plus d'adversaire géopolitique d'envergure.

Q - Dans quel cadre as-tu réalisé "Jeux de rôle : Les forges de la fiction", quel est ton parcours professionnel ? Et as-tu reçu l'aide de collègues, leurs critiques ? As-tu déjà eu des retours quant à l'annonce de la sortie de ton livre, et du sujet qu'il aborde ?

Olivier - Il s'agit vraiment d'un projet personnel, imaginé et réalisé en dehors de tout cadre académique. J'enseigne depuis neuf ans à l'IUT d'Evry dans le département Techniques de Commercialisation : mes travaux sociologiques n'ont aucun lien avec mes cours. Comme il s'agit d'un travail d'observation sur quelques tables, et non d'une grande enquête par questionnaire, personne dans le monde du jeu de rôle n'a entendu parler du livre avant ces derniers mois. Les premiers échos me sont venus des éditeurs présents au 6e rendez-vous des jeux de l'esprit d'Evry, que mes étudiants organisent chaque année : les gens ont montré une réelle curiosité ; ils semblent vraiment attendre une sociologie qui ne sombre pas dans la caricature.

Q - Quel a été le point de départ de ce livre, le moment ou l'événement qui t'a décidé à franchir le pas ? Et combien de temps et d'énergie cela t'a-t-il pris ?

Olivier - Le projet date de 1996-97, quand j'ai réalisé mon mémoire de DEA de sociologie sur le thème des jeux de rôle. L'idée de départ était simple : qu'y a-t-il dans le jeu de rôle qu'aucune autre expérience de la fiction ne peut offrir ? Aujourd'hui, on pourrait reformuler comme ça : pourquoi tout le monde n'est-il pas parti jouer en ligne ? Par quel prodige existe-t-il encore des joueurs pour lire des manuels entiers de systèmes de règles et de descriptions d'univers, pour improviser ensuite des aventures "papier-crayon" ?

Plusieurs personnes m'avaient conseillé de publier ce DEA, au moins sous la forme d'articles dans des revues, mais j'avais d'autres priorités : passer l'agrégation, décrocher un poste dans l'enseignement supérieur, y faire mes premières armes... A la fin des années 90, j'ai attrapé le virus de l'histoire du cinéma américain, qui m'a conduit à publier mon premier livre, "Hollywood face à la censure", en 2005. C'est grâce à ce premier pas dans l'édition que j'ai pu proposer à CNRS Editions le projet "Jeux de rôle ? Les forges de la fiction". L'accueil a été très enthousiaste ; je me suis donc remis à écrire, mais aussi à faire du terrain et à approfondir ma connaissance de ce qui s'était publié depuis mes premiers travaux. En huit mois, le texte était prêt, sachant bien sûr que je ne partais pas de rien : j'avais vingt ans de pratique, dont dix ans d'observation sociologique des jeux de rôle.

Q - Parmi tes sources, tu cites souvent Didier Guiserix et Laurent Trémel. Pourrais-tu faire une brève présentation de leurs ouvrages et de la manière dont cela t'a influencé ? Les as-tu contactés ou rencontrés, de même que d'autres acteurs connus du monde du jeu de rôle ? Quelles autres sources ont été particulièrement utiles à ton ouvrage ?

Olivier - J'ai rencontré Laurent Trémel au tout début de mes travaux, vers 1996. Il conduisait une sociologie sur trois aspects des jeux de rôle, que l'on retrouve dans son livre "Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia" (2001) : l'étude des aspects idéologiques de certains systèmes de jeu, les processus de socialisation des "jeunes" dans les clubs, et la description plus statistique de la communauté des rôlistes au travers des enquêtes conduites par Casus Belli. J'explique plus en détail dans le livre ce qui me gêne avec son approche, mais pour le dire vite, je n'avais pas les mêmes priorités que lui. Laurent Trémel faisait à mes yeux une sociologie à travers le jeu de rôle : étude de la jeunesse, du rapport à l'école, de la socialisation, etc. Ce qui m'intéresse, c'est de produire une sociologie du jeu de rôle, c'est-à-dire de décrire cette expérience dans toute sa complexité, de comprendre pourquoi on pratique le jeu de rôle en regardant très concrètement pourquoi les gens s'y amusent.

Mon travail est plus proche du "Livre des jeux de rôle" (1997) de Didier Guiserix, au sens où j'essaie d'expliquer au lecteur néophyte en quoi consistent ces jeux, avec mes outils d'observation sociologique là où lui proposait une pédagogie plus illustrée. Son texte m'a tout de suite passionné, parce qu'il exposait d'emblée le problème de tout rôliste : comment expliquer cette expérience à quelqu'un qui n'a jamais joué ? Comment expliquerait-on le cinéma à quelqu'un qui n'a jamais vu d'images animées ? Nous nous étions aussi rencontrés en 1996, dans les locaux de Casus Belli. J'ai repris contact avec lui l'an dernier, durant l'écriture du livre, mais c'était au moment de son passage à la rédaction de Jeux Pro, donc nous n'avons échangé que quelques mails. J'attends avec impatience son avis sur mon travail.

La principale référence du livre est la sociologie d'Erving Goffman. Ce chercheur canadien s'est toujours intéressé à l'observation des pratiques, en étudiant notamment des joueurs professionnels à Las Vegas ou des troupes de théâtre vivant. C'était un grand joueur, par ailleurs, et ses textes sur le jeu sont à mes yeux bien plus intéressants que les "classiques" de Johan Huizinga ou Roger Caillois. Je crois que Goffman aurait adoré Dying Earth !

Q - A qui s'adresse ce livre ? Demande-t-il un bagage quelconque pour l'apprécier, ou est-il à la portée de n'importe quel rôliste ou curieux tout simplement ? Où pourra-t-on l'acheter ou le consulter ? A combien d'exemplaires a-t-il été édité ?

Olivier - Le livre est bâti comme un manuel de jeu de rôle, avec son système de base et ses règles optionnelles. Il y a un premier niveau de lecture, que j'ai voulu le plus pédagogique possible, pour toute personne désireuse de découvrir les jeux de rôle. J'ai même écrit un scénario d'initiation commenté, suivi de l'observation de trois tables auxquelles je l'ai fait jouer, afin que le lecteur puisse suivre le déroulement d'une partie de A à Z.

Second niveau : tous les éléments techniques, qu'ils portent sur la théorie de la fiction, la sociologie des loisirs ou l'esthétique littéraire, ont été placés en note de bas de page. Le lecteur qui veut approfondir et se tourner vers des textes plus classiques peut donc le faire. Les rôlistes qui l'ont lu jusqu'ici ont parfois lu en diagonale certaines explications qui leur paraissaient évidentes, pour s'arrêter davantage sur les observations de parties ou sur des chapitres d'analyse en fin d'ouvrage. J'ai aussi pensé à eux en créant deux index, l'un pour les jeux et l'autre pour les personnages (auteurs, éditeurs, illustrateurs...).

Aux dernières nouvelles, l'éditeur devait lancer un tirage supplémentaire parce que les premières commandes étaient supérieures aux attentes. Il devrait être présent dans toutes les grosses librairies dès le 22 mars, soit au rayon sociologie, soit au rayon loisirs. Nous allons le présenter au Salon du Livre, avec démonstrations et dédicaces en partenariat avec la FFJDR. Les boutiques de jeu devraient également le vendre. Il sera bien sûr possible de commander en ligne chez CNRS Editions et sur des sites comme Amazon ou la Fnac.

Q - Dans ton livre, tu fais un tour d'horizon assez large et complet, bien que rapide, des jeux de rôle. Mais aucun panorama de la population rôliste n'est présenté. Est-ce voulu ou la faute à un manque d'études fiables ?

Olivier - Les deux ! Le rôliste est un personnage difficile à aborder statistiquement : les bases d'abonnés ont disparu avec les magazines vendus en kiosque ; il n'existe pas de système de licences comme dans le cas d'une pratique sportive ; enfin les éditeurs n'ont pas les moyens de lancer des grandes enquêtes de marketing. Donc il faudrait d'énormes moyens pour avoir une idée de ce panorama, et je ne crois pas qu'il nous apporterait grand-chose. Si j'ai refusé de dresser un "portrait-robot" du rôliste, c'est pour trois raisons.

D'abord parce que les rôlistes les plus visibles, dans les salons ou sur Internet, tendent à cacher tous ceux qui pratiquent de manière discrète, parfois sans rien acheter depuis des années.

Ensuite, parce que cette population est amenée à évoluer. La première génération, qui a entre trente et cinquante ans, va peut-être faire jouer ses enfants, et surtout elle ne va pas accueillir le jeu de rôle comme un "truc de jeunes" vaguement débile ou satanique. On l'a vu avec la bande dessinée, le jazz, le rock ou la science-fiction ; on l'observe aujourd'hui avec le jeu vidéo, le médiéval-fantastique ou les séries TV : plus personne ne se cache aujourd'hui de s'y intéresser, alors que les précurseurs étaient le plus souvent caricaturés. Toutes les sous-cultures passent par là avant d'être admises dans une culture majoritaire : c'était bizarre d'être fan de Star Trek, c'est banal de l'être de Dr House ou de Lost.

Enfin, je constate que la lecture des profils sociologiques, dans la presse ou dans des discussions en ligne, est souvent réductrice : si je dis que les rôlistes ont les caractéristiques A, B et C, on risque de traduire par "le jeu de rôle s'adresse aux gens qui sont A, B et C", comme s'il ne concernait qu'eux.

Q - Au final, les rôlistes te paraissent-ils semblables à des adolescents boutonneux en manque de confiance et en repli sur eux ? Ou plutôt des gens ouverts et heureux, pleins de ressource et d'imagination ?

Olivier - On retombe un peu sur la question du panorama des rôlistes. Je n'ai aucune base statistique pour "faire le sociologue" et dire que les rôlistes sont ceci ou cela. Une chose est certaine : ce ne sont pas que des adolescents, et de nombreux rôlistes de la première génération parviennent toujours à jouer, malgré leurs obligations professionnelles et familiales. La caricature du rôliste qui joue pour "résoudre ses problèmes d'identité" est aussi grotesque que celle de l'ado sataniste ou celle du petit génie manipulateur... La violence, l'idéalisation des personnages, la fascination pour le mal, le jeu sur les stéréotypes et tous les autres procès faits au jeu de rôle n'auraient de sens que dans une société où tous les gens "normaux" regarderaient sagement du Disney tous les soirs. L'univers des rôlistes n'est ni plus ni moins ridicule, brutal ou pervers que celui de Nip/Tuck, de Harry Potter, des Sims ou de Kill Bill.

Je peux répondre en partant de ce que j'ai décrit : l'expérience du jeu. C'est le premier loisir fondé à la fois sur des règles et sur une interactivité maximale, car tout peut arriver autour de la table. Donc il fait fonctionner l'imagination, la mémoire, le calcul, le langage descriptif, la curiosité, la mise en cohérence des propos de chacun, les capacités de conciliation... toute une palette de compétences que le jeu en ligne ne sollicite pas vraiment.

Bien sûr, tout cela reste un loisir : on n'organise pas une séance de jeu de rôle en se disant "faisons travailler nos compétences" ! Néanmoins, je crois qu'une bonne part du plaisir pris à jouer naît du fait qu'il faut toujours tout inventer, tout construire, tout faire tenir debout durant l'improvisation.

Je ne sais donc pas si les rôlistes sont des gens heureux ou malheureux, expansifs ou introvertis, et je serais un drôle de sociologue si j'affirmais le savoir. En revanche, je crois que leur pratique adresse un message original à nos sociétés : l'idée qu'on peut choisir de ne pas simplement consommer du loisir, mais s'asseoir à une table et bâtir ses propres aventures, ses propres univers, ses propres souvenirs.

Q - Ton livre n'est pas une fin en soi, tu souhaiterais voir prolonger l'étude du jeu de rôle. Que manque-t-il encore à ton ouvrage, quelles facettes du jeu de rôle souhaiterais-tu explorer et comprendre ? Tu es ouvert aux contacts et contributions diverses, par quels moyens pourrait-on participer et t'aider ?

Olivier - Je ne vois pas ce livre comme un aboutissement, mais plutôt comme un point de départ pour des travaux plus approfondis. A titre personnel, j'aimerais travailler sur deux aspects très différents : d'un côté la création des personnages, que je n'ai pas pu bien décrire dans le cadre que je m'étais fixé (scénario d'initiation avec PJ prétirés) ; de l'autre, le suivi d'une équipe créative sur un projet d'édition de longue haleine. J'aurais aimé par exemple accompagner l'aventure COPS de l'intérieur, depuis l'idée de départ jusqu'à l'achèvement de la gamme, en étudiant la coordination des pigistes, la réflexion sur le design, la gestion du calendrier, la mise en place de la storyline, la communication avec les joueurs via le magazine Ground Zero, etc.

Quant aux contributions d'autres chercheurs, c'est surtout l'absence d'un cadre de publication qui les rend invisibles aujourd'hui : il existe des dizaines de mémoires sur les jeux de rôle, mais pas de structure pour les rassembler, les évaluer et les valoriser. Il faudrait prendre exemple sur les chercheurs en jeu vidéo, qui ont notamment créé la revue Game Studies (gamestudies.org) : ils ont un comité de lecture, une bonne visibilité sur le net, quelques relais dans les universités et dans le monde de l'édition, ce qui permet à des chercheurs du monde entier de publier leurs textes autrement que sur un blog ou une page personnelle. La revue est gratuite et ouverte à toutes les disciplines, donc on n'y retrouve pas les contraintes économiques et académiques de l'édition universitaire. En revanche, le comité de lecture garantit la qualité des articles : ce n'est pas un fourre-tout, mais un véritable espace de construction scientifique sur le jeu vidéo. Cette formule serait plus intéressante qu'une publication d'articles isolés dans des revues plus classiques. Elle permettrait d'organiser le débat, de montrer que le jeu de rôle peut avoir sa revue comme les lettres, le cinéma ou le théâtre. Cela n'oblige pas à rester en marge de l'édition : la plupart des auteurs réguliers de Game Studies publient également des livres.

Q - Le monde du jeu de rôle a des liens avec de nombreux domaines ou secteurs, comme le monde universitaire, le jeu vidéo, les romans et bandes dessinées, etc. Crois-tu que ton livre permettra de mieux voir la nature de ces liens ? Ou qu'il permettra, à travers cette étude sur le jeu de rôle, de mieux appréhender ces domaines ?

Olivier - J'ai souligné plusieurs liens forts avec d'autres domaines, notamment quand une licence ou un auteur circule d'une industrie à l'autre, mais il faudrait là aussi approfondir le travail en partant de quelques cas précis d'adaptations ou de lancements simultanés, comme celui de Dark Earth en jeu de rôle et en jeu vidéo en 1997. Dans le livre, je parle d'une "géographie de l'imaginaire" avec un système d'import/export très important entre le jeu de rôle et d'autres formes de fiction. On a souvent critiqué ces liens en disant que le jeu de rôle était étouffé par les jeux de cartes à collectionner, puis par les MMORPG. Je ne le crois pas : le monde du jeu de cartes nous a donné L5A, et le jeu en ligne touche une telle foule qu'il finira bien par attirer quelques curieux autour des tables. Il y aurait aussi un travail de terrain passionnant à faire sur l'influence des rôlistes dans les studios de jeu vidéo aujourd'hui, au-delà des "stars" comme Sandy Petersen ou Warren Spector.

Q - Le monde du jeu de rôle n'est pas bien âgé, et il est en évolution constante. Comment vois-tu cela à la suite de ton étude ? Si tu devais jouer au Nostradamus, quel avenir pourrais-tu prédire à ce monde et ce loisir ? Crois-tu à la "mort" du jeu de rôle comme certains Cassandre le prédisent ?

Olivier - Entre Cassandre et Nostradamus, mieux vaut jouer profil bas... Le jeu de rôle a pris des coups médiatiques et commerciaux très durs, mais la pratique n'a pas disparu car elle n'a aucun concurrent direct. Pour prendre une analogie, la télévision couleur a tué la télévision en noir et blanc, mais elle n'a tué ni la radio, ni le cinéma. Même les serveurs de World of Warcraft très orientés vers le roleplay ne rivalisent pas avec l'ambiance qu'on trouve autour d'une table, précisément parce que l'univers de fiction du MMORPG est déjà construit, alors que les rôlistes doivent tout imaginer par eux-mêmes. C'est l'extrême pauvreté de notre "interface" avec la fiction (une fiche de personnage, quelques schémas, des figurines... j'ai même vu un Pépito servir de table d'auberge et un paquet de Curly renversé symboliser une horde de gnolls !) qui donne paradoxalement sa richesse au jeu sur table, et cette richesse n'a aucune raison de disparaître.

La crise de l'édition ne vient pas seulement du jeu en ligne, mais d'un écart croissant entre les attentes des joueurs et leurs dépenses réelles : il faut produire des manuels superbes pour être bien accueilli par les critiques, alors que le marché stagne. Ceux qui n'ont pas les moyens ou l'inconscience d'éditer ces beaux livres se lancent dans le .pdf, gratuit ou très peu onéreux, ce qui rend le marché de plus en plus exigu. J'ai rencontré des dizaines de joueurs qui ont des bibliothèques entières de jeux et de scénarios d'avance, donc qui n'achètent plus rien, si ce n'est pas curiosité. Les scénariothèques en ligne sont inépuisables, surtout si on lit l'anglais. Je crois donc qu'il y a davantage de problèmes de saturation du marché que d'extinction de l'espèce. Il manque aujourd'hui une "locomotive" commerciale au niveau des collégiens, ce qu'a été par exemple l'Oeil Noir dans les années 80.

Q - Tu dis que le jeu de rôle demande un certain engagement, en temps notamment. Dans une société où on "zappe" de plus en plus, où le temps est une donnée de plus en plus précieuse, le jeu de rôle trouvera-t-il toujours sa place ? Comment s'adaptera-t-il ?

Olivier - Notre temps de loisir augmente, mais il est saturé par une offre de plus en plus riche et de moins en moins chère. Aujourd'hui, on ne compte plus les gens qui disent qu'ils ont des dizaines de livres, d'albums musicaux, de films ou de séries TV "en retard", c'est-à-dire des oeuvres qu'ils ont achetées, téléchargées ou empruntées et qu'ils n'ont pas pris le temps de découvrir. Parallèlement, ils regardent des saisons entières de leur série favorite en quelques soirées ou lisent des cycles énormes comme "L'Assassin royal" ou le "Trône de fer", donc ce n'est pas vraiment le temps "brut" qui manque.

Je crois que c'est surtout l'extraordinaire disponibilité des autres loisirs qui pénalise le jeu de rôle : tout nous parvient sans délai à la maison, à l'heure qui nous convient, sauf le groupe de rôlistes avec lequel il faut se coordonner, gérer le temps de travail de plus en plus flexible des uns et des autres, etc.

Cette remarque est valable pour l'ensemble des jeux de société, mais le jeu de rôle pose un autre problème : le temps d'accès à certaines gammes devient énorme par rapport au temps disponible pour jouer. On a tellement fondé le succès d'un jeu sur la densité de son univers ces dernières années, que la masse d'informations à retenir peut devenir dissuasive, surtout pour les débutants. L'univers de COPS est extraordinaire, mais on n'utilisera qu'une part infime des données de contexte en cours de partie. Le système des clans du Monde des Ténèbres, la gigantesque chronologie impériale de L5A ou les 320 pages de la campagne Fire & Ice pour INS/MV en sont d'autres exemples : le rôliste passionné y trouve son compte, mais les joueurs occasionnels ou néophytes peuvent être rebutés. Des jeux comme Arkeos ou Maléfices, avec leur univers familier et leur système rapide à prendre en main, pourraient réconcilier joueurs confirmés et débutants.

Q - L'alchimie du jeu de rôle, d'après ton livre, fonctionne autour d'un certain fond commun culturel, partagé par les joueurs. Cela veut-il dire que cette alchimie aura du mal à marcher avec quelqu'un qui a des références culturelles très différentes ? Ou au contraire que cela pourrait être une manière d'intégrer une personne atypique ?

Olivier - J'ai rencontré les deux cas de figure. D'un côté, on observe de nombreux groupes où, dès que l'un des joueurs ne saisit pas une allusion à un livre ou à un film, les autres proposent de le lui prêter. De l'autre, j'ai vu un MJ lycéen qui, face à deux jeunes filles désireuses de découvrir Cyberpunk, a commencé par leur imposer la lecture de la "Trilogie de la Conurb" de William Gibson, en leur disant "Revenez me voir ensuite, on fera une partie d'initiation". Il ne les a bien sûr jamais revues...

Mon chapitre sur les ressources culturelles partagées vient de la théorie littéraire, notamment de la notion d'"encyclopédie" chez Umberto Eco. Sur ce point précis, on peut comparer la partie de jeu de rôle à la lecture d'un roman : si je bute sur un mot toutes les vingt pages, le livre va aiguiser ma curiosité et enrichir mes références, mais si je ne comprends pas vingt mots par page, je vais vite abandonner. Dans un groupe qui intègre un membre aux références très différentes, on devrait prendre les mêmes précautions que dans la conversation avec un touriste étranger, quitte à lui expliquer parfois ce qu'il a déjà compris.

Q - A une époque le jeu de rôle avait mauvaise presse et subissait des attaques régulières. Tu dis dans ton livre que cette méfiance ou agressivité s'est tournée vers d'autres loisirs comme le jeu vidéo, à présent. Mais selon toi, comment le jeu de rôle papier est-il perçu maintenant ? Est-il mieux connu, mieux perçu, ou amalgamé à ces autres loisirs ?

Olivier - Le jeu de rôle souffre d'un problème de terminologie : tout le monde utilise cette expression à toutes les sauces, depuis le sketch en classe de langue vivante jusqu'au MMORPG, en passant par la psychothérapie... Tous les rôlistes ont fait cette expérience : dès que l'on parle du jeu de rôle à ses collègues, à ses amis ou à sa famille, on constate que tout le monde sait que cette pratique existe, mais que personne ne sait la décrire. L'amalgame avec le jeu vidéo est le plus fréquent, mais d'autres l'assimilent aussi au grandeur nature ou au théâtre d'improvisation. Cette équivoque est moins pénible aujourd'hui parce qu'elle ne nourrit plus l'hystérie des médias, mais elle continue d'entretenir l'ignorance du grand public.

C'est pour cette raison que j'ai insisté sur la description de parties dans mon livre. Si les rôlistes veulent lancer le débat avec les sciences sociales, avec les journalistes ou avec d'autres interlocuteurs (éducateurs, parents, enseignants, etc.), autant le faire sur la base d'une description de ce qui se passe autour des tables. Chaque fois qu'un rôliste me dit que le livre reflète bien l'ambiance des parties qu'il a jouées, je me dis qu'un lecteur néophyte a de meilleures chances de comprendre le jeu de rôle et d'en parler sans préjugés.

Q - Le mot de la fin : quels compromis as-tu fait dans ce livre ? Y a-t-il des oublis, des regrets ? Quel sentiment prédomine ?

Olivier - L'introduction n'est pas facile à lire, car elle est destinée avant tout aux universitaires, qui sont le public principal de CNRS Editions. Il y a des centaines de chercheurs francophones qui étudient la théorie de la fiction sans jamais s'intéresser aux jeux de rôle, alors que tous les thèmes qui les intéressent y sont à portée de micro : c'est à eux que ces quelques pages s'adressent.

L'écriture, hormis le fait que c'est la mienne et que je vis avec, tient également du compromis entre les différents publics du bouquin. J'ai essayé d'écrire comme pour mes étudiants (Bac +2/+3) dans le texte principal et comme pour les collègues dans les notes, qui sont parfois très pénibles, je l'admets.

Côté imperfection, il est un oubli, dont je me mords encore les doigts : bien que j'aborde les jeux génériques et les jeux "simulationnistes", nulle part je n'évoque Rolemaster.

"Jeux de rôle : Les forges de la fiction" me procure pour l'instant la fierté d'avoir suscité l'intérêt d'un éditeur et d'un comité de lecture universitaire sur la pratique des rôlistes. Si ce livre lance le débat et permet à d'autres chercheurs d'élargir la brèche, ce sera déjà une énorme satisfaction. J'ai aussi eu la chance d'avoir l'accord de Benjamin Carré, qui est à mes yeux l'un des meilleurs illustrateurs contemporains, pour la couverture.

Je ne considère pas "Jeux de rôle : Les forges de la fiction" comme un travail terminé, mais comme le début d'une recherche approfondie sur les jeux de simulation. La thèse que j'achève cette année (2007) est une tentative d'unifier la théorie de la fiction, et les jeux de rôle y occupent une part centrale, entre les univers purement axiomatiques (les échecs, le sudoku...) et les fictions mimétiques (le cinéma, le roman...).

Merci à Olivier d'avoir répondu à nos questions.